Extraits de journal d'écriture
C'est ma méthode. Je tiens un journal d'écriture pour chaque projet de longue haleine, qu'il s'agisse d'un roman jeunesse ou d'un roman tout court. C'est là où je débats avec moi-même des idées en lien avec l'histoire. Je déteste écrire pour rien ou jeter des pages que j'ai mis temps et efforts à écrire. Sauf que, quand une idée ne sert pas l'histoire, lorsqu'une phrase est un caprice d'auteur ou lorsque le personnage refuse de prononcer la réplique qu'on lui a écrite, on doit jeter. "Kill your sweethearts" aime-t-on à dire en anglais pour ces situations où, même si on est en amour avec une idée, on doit l'abandonner si elle ne sert pas le récit. Mon journal est ce tribunal devant lequel ces idées sont débattues. Seules celles qui ne sont pas condamnées à mort trouvent éventuellement leur chemin jusque sur la page. Voici des extraits des notes prises en cours d'écriture de L'oreille absolue.
Douzou 2011
J’ai pensé entrecroiser deux discours. Un sur les techniques du violon, les musiciens, etc., et l’autre sur l’action proprement dite.
15 août
Je devais commencer à écrire aujourd’hui et je ne l’ai pas fait. Les ouvriers étaient de retour sur notre chantier et ça m’a distrait.
La vraie raison, probablement, c’est que je suis intimidé. De quel droit est-ce que je peux parler des musiciens et de la musique alors que ma connaissance des uns et de l’autre est somme toute assez superficielle. Je sais que ce n’est pas tout à fait vrai, mais je suis quand même intimidé. Ça et le fait que je ne lis jamais et que la lecture m’intéresse assez peu.
Cela dit, je ne vais pas ne pas écrire pour ces raisons. Pas plus que je pourrais me mettre à lire et à étudier la musique pour me faire une dignité qui me rendrait apte à écrire. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
J’ai cinquante années d’observation derrière la cravate, quelques histoires de publiées et on m’a accordé cette bourse sur la foi du dossier que j’ai présenté et qui représente tout de même ce que j’ai fait et ce que je suis probablement capable de faire. Alors ta gueule.
16 août
J’avais pris des notes à Cuba pensant que ce serait le début du roman, mais à la relecture, je m’aperçois que ça ne fera pas.
24 août
Je niaise depuis plusieurs jours, prétextant toutes sorte de distractions qui, supposément, m’empêchent de faire ce que j’ai à faire.
Comme là, par exemple, il faut que j’aille allumer mon four à 325 pour faire cuire les ribs pour ce soir.
Je me demande jusqu’à quel point je pourrai procéder comme je le fais d’habitude pour des histoires plus courtes. C’est à dire prendre des notes to death et planifier à mesure ce qui se passe dans l’histoire.
Tout ce que je sais pour le moment, et je ne peux pas vraiment trop m’éloigner de ces lignes directrices parce que c’est le plan de travail soumis au CDA, c’est que :
1. ça se passe parmi des musiciens.
2. Ça va être écrit au JE
3. Il y aura alternance de deux récits
4. Il y a quatre personnages plus ou moins principaux, dont au moins une fille.
Mais pourquoi pas deux filles, d’ailleurs?
Les noms. Julien pour le narrateur? C’est un nom qui me plaît bien, mais qui me rappelle aussi Julien X..., qui m’énarve. Jules? Victor, comme dans Victor Portelance que j’ai déjà utilisé dans des partances d’histoires?
Non. Le nom doit évoquer le nom d’un musicien. David, comme David Oistrack? Isaac Stern, Henrick Sheiring? Qui d’autre? Pablo Casals? Mstislav Rostropovicth? Niccollo Pagganini? Pas pire. Niccollo. C’est dur à porter. Niccollo. Nicolas d’abord? Nicolo? Nathan Milstein? Nathan? Jonathan? Ça aurait pu être pire. Yehudi?
29 août
J’ai commencé. J’ai écrit une page mercredi dernier, mais là je ne suis plus certain que c’est le bon début. Est-ce bien au Je que je dois écrire cette affaire-là?
30 août
Voici ce que j’ai écrit la semaine dernière et qui constitue un faux départ :
- Vous, c’est vingt-sept.
Franchement, j’aurais préféré douze. Vingt-sept c’est le numéro qu’arborait la Ferrari de Gilles Villeneuve lorsqu’il s’est tué à Zolder en 1982. En tentant de dépasser Jochen Mass pendant les dernières secondes des essais du grand prix, sa roue est montée sur une des roues de Mass et la voiture de Villeneuve a décollé dans les airs à 200 km à l’heure. Le pilote canadien - qui avait alors exactement l’âge que j’ai aujourd’hui - a été éjecté hors de son bolide tel un homme canon, et s’est tué à l’atterrissage dans une clôture de sécurité.
Et c’est justement – à quelques détails près - le sort qui m’attend maintenant.
Douze, par contre, c’est le numéro qu’il avait quand il a été vice-champion du monde derrière Jody Sheckter en 1979. Il aurait pu gagner, tout le monde le savait, mais Gilles, par loyauté, accepta de jouer les seconds violons. De grandiose et mémorable façon, cela dit.
Ce qui nous amène à notre propos.
Il suffit de remplacer le tarmacadam du circuit de Zolder par les quatre mètres du tapis rouge sur lequel je m’apprête à poser l’orteil, la roue de Jochen Mass par le violon que j’ai sous le bras, la roue de Villeneuve par mon archet, enfin la clôture fatidique par ce terrible rideau noir qui me sépare des membres du comité pour préserver l’anonymat de l’exercice, et c’est tout pareil. Zoom. Paf. Fini.
Je le sens.
Ce n’est pas que ce n’est pas joli, mais c’est trop léger. Ou hors sujet, en fait. Pourquoi parler de formule 1 dès les premiers mots de l’histoire. Ai-je l’intention d’en faire un motif? Non. Alors on s’essuie et on recommence.
Récapitulons encore.
Il y a des musiciens.
Il y a une mère.
Il y a le récit de l’apprentissage. Nommons-en les étapes (dans le désordre) :
1. tenue de l’instrument
2. le démanché
3. 3. Etc. – voir nombreuses notes dans cahier à anneux.
Bon. Il y a surtout un violoniste qui tente de se préparer pour les auditions de l’orchestre.
Il rencontre des obstacles.
Nommons ces obstacles.
1. placer sa mère Alzheimer à l’hospice.
2. Ennui de lutherie : son âme est tombée
3. Ennuis financiers : il a besoin de sous pour payer le luthier
4. Conflits de loyauté : ses camarades ont besoin de lui pour des gigs ridicules, mais ça rejoint aussi sont besoin d’argent. Nommons les gigs ridicules :
4.1 Mariages juif, catholique, ésotérique, moyen-âge, etc.
4.2 Lancement de livre, vernissage (bouchées gratuites)
4.3 Enterrement (bouchées gratuites)
4.4 Fête d’un politicien – soirée privée
4.5 Restaurant (en continu? Ie Clarendon et al)
4.6 Messe de Noël
5. Ennuis sentimentaux? Je ne sais pas.
6. Ennuis de santé? Peut-être pas lui, peut-être un autre personnage.
7. Ennuis de transports? Son char le lâche? Est-ce bien nécessaire. Peut-être vaut-il mieux choisir et ne pas trop d’épivarder.